C’est mercredi.
Ginette et Paulette sont attablées à leur terrasse de café préférée.
Paul, le patron du bistrot, les yeux plissés par son sourire masqué vole de table en table pour saluer le retour tant attendu de ses habitués.
L’effervescence est à son comble en cet historique mercredi 19 mai !
Il n’est même pas encore midi que déjà toutes les tables sont occupées.
Des jeunes, des vieux, côte à côte, unis dans la joie des retrouvailles.
Des rires entremêlés, des discussions enflammées créent un bain sonore qui résonne jusqu’au bout de la rue.
Y’a d’la joie, dans le ciel par-dessus-les toits !
Ginette et Paulette installées au milieu de ce maelström de fureur et de bruit sirotent avec gourmandise leur apéro préféré : un p’tit Porto à la couleur rouge ambré.
- Alors ma Ginette, raconte…
Ça va ?
C’est-y qu’tu boites ou quoi ?
- M’en parle pas !
Ce matin en me levant,
je pose le pied par terre, je me hisse péniblement sur mes 2 jambes un peu ankylosées et vlà t’y pas que j’me tord la cheville, encore !!!
Et y’a aussi mon bras.
Je ne sais pas pourquoi mais je n’arrive plus à le lever au-delà de l’épaule.
Pratique pour attraper un truc au-dessus du bout de ton nez !
Faut développer des stratégies de malade pour chopper les verres sur l’étagère : prendre un petit marchepied pour se hisser à la bonne hauteur...au risque de se casser la margoulette et de se fracasser le crâne sur les tomettes de la cuisine !
Ce qui d’ailleurs m’est arrivé pas plus tard qu’avant-hier…Figure-toi que j’ai cru que je m’étais pété le col du fémur et puis finalement, ouf, non !
Mais sur le coup je me suis fait un film : appel aux Pompiers, ambulance, brancardiers, hôpital, opération….et on sait ce que ça donne à nos âges canoniques…le col du fémur, certains ne s’en relèvent jamais !
Du coup, plus de peur que de mal mais tu verrai le bleu que je me paye, c’est pas joli, joli et avec les vacances qui arrivent le une pièce n’y suffira pas… je vais peut-être opter pour une combinaison de plongée !
- J’ voudrai pas t’offenser ma Ginette mais j’avoue que je me sens moins seule ! Bienvenue au club des Tamalous !
- Les Tamalous, c’est quoi ça ?
- Ben, les « t’as mal où »
Le club privé et réservé aux membres de l’âge béni où tout commence à dérailler et que tu enchaines chaque jour de nouveaux p’tits bobos, histoire de ne pas se lasser et d’avoir tout le temps quelque chose de nouveau à raconter!
Un privilège exclusif qui t’assure au moins d’être écoutée.
Mais attention à ne pas en abuser car ça finit vite par lasser.
Autrement dit, stratagème à utiliser néanmoins avec parcimonie !
Allez, à mon tour, je me lance:
Dernièrement, mon genou craquait et ma hanche était douloureuse.
Et pfttt va comprendre, ça a disparu un peu comme c’est venu.
Maintenant c’est une contracture à l’omoplate qui a pris le relais : un mois que je les saoule avec ça.
Elle ne me lâche pas la grappe et malgré des séances répétées d’ostéo, y’a rien à faire, elle reste là, accrochée à mon dos comme une moule à son rocher !
Alors je me plains, pas trop quand même et avec décence, mais faut reconnaitre que ça mobilise l’attention…c’est pas que j’aime vraiment ça mais si ça ne résout pas le problème ça a quand même l’avantage de ne pas se faire oublier…et de se sentir aimée !
Bref, comme dirait l’autre, c’est pas beau d’vieillir ma brave dame !
Ce corps qui part en cacahouète, échappant à ton contrôle, désobéissant à ta volonté…
Et à part ça pour changer de sujet : Et ton Maurice alors, raconte…
- Oula, longue histoire !
Nous nous sommes finalement rencontrés en chair et en os, si j’ose dire ! Moi surtout en chair et lui, surtout en os, hihihi !
Il m’a invité chez lui pour un brunch.
C’est moderne le brunch, c’est très « djeun’s », un genre de p’tit dej tardif ou de déjeuner précoce.
D’autant qu’avec ce fichu couvre-feu, les diners aux chandelles c’était walou mais maintenant qu’on a le droit de veiller, on va pas se gêner pour en profiter !
Bref, nous vl’à attablés tous les deux, et de café en brioche vl’à t’y pas que nous nous retrouvons au lit.
Ça fait drôle quand même cette intimité, ce peau à peau et ces baisers.
Ayant perdu le mode d’emploi depuis des lustres, j’étais dans un état de panique totale, cherchant à trouver le bon angle, le bon axe, l’alignement des planètes….
Et là, bim, un mouvement trop brusque, un stress trop grand :
cou bloqué, cervicale déplacée, torticolis assuré…
Quant à lui, impossible de se déplier, cloué au plumard par une crampe récurrente au mollet!
Jeu, set et match, retour au vestiaire, coup d’essai plié !
Penauds, frustrés par cet élan coupé en plein vol, on est retourné à nos agapes alimentaires pendant que je prenais rendez-vous chez l’ostéo et lui chez le kiné !
Si le ridicule ne tue pas le romantisme nous devrions survivre à cet échec retentissant mais faut quand même avouer qu’avec nos corps vieillissants, même si on fait preuve de bonne volonté, c’est pas gagné !
C’est alors que Paul s’est pointé à notre table appelant au silence l’assemblée pour porter un toast à la vie retrouvée et à ses deux plus anciennes clientes préférées du quartier : Ginette et Paulette pour ne pas les nommer.
Notre petite heure de gloire avait sonné.
Toutes rouges, toutes gênées, on s’est un peu fait prier mais franchement, entre nous, on a sacrément kiffé.
Nous, les Tamalous, faisons ici serment que jamais nous ne nous résignerons et resterons debout malgré tout, un point c’est tout !
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